Anne Guthrie - Perhaps A Favorable Organic Moment (Copy For Your Records, 2011)


Anne Guthrie est une musicienne américaine mieux connue pour ses installations électroacoustiques que pour ses improvisations au cor d'harmonie, parallèlement elle compose aussi des pièces pour orchestre de chambre et écrit un peu de poésie. Perhaps a favorable organic moment, sa dernière œuvre en date, est une pure merveille qui réunit presque toutes ces facettes, une oeuvre si riche et qui pose tellement de questions tout en évoquant une infinité de notions, qu'il sera impossible pour moi de tout énumérer: de ce que l'on peut ressentir ou penser à l'écoute de ce disque, mais même de ce que j'ai pensé et ressenti moi-même durant ces trois mouvements.


Autant le dire tout de suite, la première pièce, Bach Cello Suite N. 2, Prelude, de cet ensemble de trois mouvements électroacoustiques, constitue le véritable sommet de ce disque, et elle suffit elle-seule à qualifier ce disque de chef d’œuvre. Autant par son originalité, son assurance, son intelligence que par sa sensibilité. Cette œuvre prodigieuse qui interroge la perception arrive à concrétiser le point de vue d’espaces tampons, d’espaces de transition, d’opposition et de médiation. Matériellement, Anne Guthrie semble avoir placé son micro dans l’encadrement d’une fenêtre ouverte : nous pouvons ainsi entendre voitures, klaxons, et différents bruits urbains durant les premières minutes, jusqu’à ce qu’Anne Guthrie s’installe dans la pièce pour venir y travailler, imparfaitement mais avec amour, une suite de Bach pour violoncelle, interprétée ici au cor d’harmonie – plus le fonds sonores extérieur toujours présent. La première partie de ce mouvement matérialise l’opposition et la transition entre l’extérieur et l’intérieur (ce qui permet de véritablement matérialiser un espace, par le seul biais d’outils sonores), entre l’environnement ambiant et l’intimité, entre l’espace privé et l’espace public, entre l’hostilité urbaine et la sensibilité intime, entre l’objectivité et la subjectivité en somme. Quant à la seconde partie, le travail de modification de ces mêmes sources sonores permet d’unir ou de réunir ces oppositions qui font partie intégrante de la personnalité et de l’environnement de la jeune compositrice américaine. La puissance émotionnelle de la suite de Bach, accompagnée de l’abstraction froide des fied-recordings réunissent passé et futur, résurgence baroque et expérimentations électroacoustiques, en une œuvre absolument merveilleuse, intelligente, subtile, délicate et belle.

J’en ai déjà beaucoup dit sur ce premier mouvement et il faudra bien mettre un terme à cette chronique (d’un disque que je voudrais pourtant interminable et qui a du mal à sortir de ma platine). Venons-en donc au mouvement central : Times Center, NYC 2010, basé uniquement sur des enregistrements de terrain à l’intérieur du hall des locaux du célèbre journal américain. Comme dans son précédent album, Standing Sitting (chroniqué ici), Anne Guthrie utilise un matériau simple et réaliste qui interroge surtout les liens entre l’espace et le son. Par le biais de quelques modifications simples et réduites (réverbération, réduction ou augmentation de la vitesse de quelques fréquences), Guthrie arrive prodigieusement et magiquement à restituer le cadre spatial de l’enregistrement, uniquement à partir d’évènements sonores, et non par la médiation de l’imagination ou de la psychologie. Cependant, ces dernières caractéristiques ne sont pas absentes de ce mouvement pour autant, mais ce sont l’imagination et l’état émotionnel et perceptif d’Anne Guthrie seulement que nous pouvons ressentir à travers les manipulations électroacoustiques, ces modifications qui pointent l’individualité même de Guthrie (son idipsum...). Une pièce puissante qui, comme dans le précédent album de Guthrie, arrive de manière hallucinante, précise et virtuose, à restituer un espace concret par le seul biais de ses caractéristiques et de ses propriétés sonores.

Comme on l’a déjà noté, cette pièce forme l’axe central de ces trois mouvements, l’axe symétrique plus précisément. Il s’ensuit donc que le troisième mouvement, Annie Laurie, reprend forcément des éléments conceptuels inversés de Bach Cello Suite N. 2, Prelude. La première partie est une lecture ralentie d’enregistrements intimes encore une fois, le point de vue assourdi d’une fenêtre (le son est si sourd qu’on a l’impression d’être comme à l’intérieur du verre)  qui médiatise le chant et l’environnement urbain duquel le premier surgit. La tradition est encore rappelée, cette fois par le bourdon, quelquefois  très proche du bourdonnement d’un essaim de guêpes d’ailleurs, créé par les bruits environnants et citadins. Comme on pouvait s’y attendre, la seconde partie se compose de field-recordings non-manipulés, d’où émerge le mélancolique et sensuel Annie Laurie. Et malgré la démarche expérimentale quelque peu jusqu’au-boutiste et systématique de cette pièce, il y a toujours des réminiscences de musique populaire, notamment à travers l’utilisation de l’hymne ancestral et sentimental Annie Laurie, interprétée toujours par la compositrice.

Perhaps a favorable organic moment est une formidable suite de trois mouvements symétriques qui nous entrainent au plus près d’une réalité concrète et complexe d’une part, mais également au cœur de la sensibilité, de l’intimité et de l’individualité d’Anne Guthrie, une immersion intime et sensible au plus profond de la perception et des sentiments de la compositrice. Une démarche expérimentale assez simple et quelque peu extrême, mais qui ne manque ni de chaleur, ni de délicatesse et d’attention. Un chef d’œuvre hautement sensible, original et radical : une œuvre formidable, merveilleuse et prodigieuse, etc. A écouter absolument !

Tracklist: 1-2: Bach Cello Suite N.2, Prelude / 3-Times Center, NYC 2010 / 4-5: Annie Laurie