Kiyoharu Kuwayama & Masayoshi Urabe - From The Abolition Port (Songs From Under the Floorboards, 2010)


Kiyoharu Kuwayama: cello, viola, metal junks, wood sticks
Masayoshi Urabe: alto saxophone, chains, metal joints, bells

Paru sur Songs From Under the Floorboards, subdivision du label Intransitive Recordings, From The Abolition Port réunit deux grands musiciens japonais contemporains: Kiyoharu Kuwayama (aka Lethe), violoncelliste obsédé par l'acoustique, et l'immense Masayoshi Urabe, dont la puissance et la singularité ont déjà été maintes fois remarquées.

Kuwayama et Urabe n'ont enregistré qu'une seule pièce de 49 minutes pour ce disque, mais quelle pièce! Il ne s'agit pas vraiment d'un dialogue entre les deux musiciens comme habituellement dans les duos, mais il s'agit bien plutôt d'un dialogue entre le son et l'espace, entre les instrumentistes et le lieu d'enregistrement: un hangar désaffecté (qu'on imagine immense) sur le port de Nagoya. L'espace est donc vaste, froid, industriel, et inquiétant; mais tout ceci est équilibré par la chaleur, l'intensité émotionnelle et donc l'humanité des instrumentistes qui ne reculent pas devant une certaine forme de lyrisme. Bien sûr, les instruments sont omniprésents, mais chacun alterne régulièrement avec des objets (chaînes, morceaux de métal ou de bois) ou des idiophones (cloche). Et dans ce lieu choisi par Kuwayama, chaque son s'envole, se répercute brusquement et violemment pour finalement suivre sa trajectoire libre et aérienne; l'écho est vertigineux et donne autant corps à l'espace qu'il autonomise le son. J'ai rarement entendu un lieu avoir autant de présence et de consistance, tous les sons sont rendus spectraux et fantomatiques dès qu'ils s'immergent dans cet espace, cet espace qui a la faculté de créer une sorte d'ombre musicale indépendante des musiciens.

Ces musiciens, parlons-en d'ailleurs: Urabe a l'habitude de jouer en solo et ce ne doit pas être évident de collaborer avec lui du fait de l'intensité extrême de son jeu et des silences pesants qu'il utilise régulièrement. Mais les interventions de Kuwayama, toujours à l'archet (quand elles sont instrumentales) et jamais mélodiques contrairement à Urabe, savent toujours apaiser apaiser l'énergie débordante et surhumaine de l'altiste ainsi que la tension et l'attente intrinsèques aux silences toujours très durs. Et malgré l'austérité du lieu et l'aspect conceptuel, Kuwayama et Urabe ne nous livrent pas une musique froide et hermétique, ils nous offrent bien plutôt une œuvre teintée d'un lyrisme poignant et d'une sensibilité déchirante, pleine d'émotions riches et intenses exacerbées par l'acoustique du lieu.


From the abolition port est certainement un des disques les plus envoutants et les plus sensibles que j'ai entendu dernièrement, un des plus singuliers et remarquables. Je ne peux pas faire dans l'euphémisme, c'est un véritable chef d’œuvre d'émotions et de trouvailles sonores, d'une beauté magique et hors du commun. Un grand merci à ces deux artistes pour cette perle musicale!